Le phénakistiscope de la pensée

Cher Monsieur Emmanuel,

Je vous écris cette lettre parce que je SAIS que vous vous souvenez de votre professeur de français, Monsieur Remy, mon mari. Cela faisait déjà quelques années qu’il était à la retraite mais sa passion pour le cinéma et la photographie lui avaient conservé une énergie et une candeur rares pour un homme de son âge. Depuis qu’il avait lu cet article sur Adam Magyar et ses fameuses prises de vue verticales, son matériel avait envahi la moitié de la maison. Je trouvais l’odeur du révélateur dérangeante et j’ai fini par le convaincre d’installer son labo au fond du jardin, à 15 mètres des rails du turbotrain. Tout retraité qu’il était, il avait dû creuser tout seul une tranchée de 1 mètre de profondeur autour des murs du cabanon pour éviter les vibrations et l’humidité ascensionnelle. Il avait fait poser une chape en béton montée sur ressorts, un revêtement en vinyle et une moquette pour plus de confort. Et surtout, il avait veillé à ce que tout soit parfaitement bien occulté. Je ne voyais plus guère mon mari que quand il venait prendre une rapide collation ou dormir au chaud contre moi quelques heures avant de retourner dans son labo.
Il avait fini par fabriquer son propre terminal de prise de vue slowmotion qui, avec son jeu de miroirs posés le long des voies, ressemblait plus à un phénakistiscope décomposé en machine infernale qu’à un appareil high-tech… mais ça avait fonctionné : le premier mot pensé par un des passagers qu’il avait réussi à décrypter était « Blueberry Muffins ». Avec la vitesse constante du train propulsé par les turbines à gaz et un scanner vertical relié à une application smartphone de géolocalisation, il pouvait, grâce aux 2304 miroirs posés le long des voies ferrées et aux micromouvements de lèvres des passagers, par un minutieux travail de recomposition des clichés informatique, lire dans leurs pensées pendant 4 secondes. La nouvelle avait fait grand bruit chez les spécialistes et, après qu’il ait publié un article dans la revue STM Suède (sciences, technologie, médecine Suède), il était pressenti pour remporter le Nobel. Mais cette effervescence autour de sa découverte ne le faisait guère réagir, il s’enfermait toujours du matin au soir dans son labo à se visionner et se revisionner sans arrêt les mêmes 4 secondes de pensées qu’il avait captées chez un passager en particulier.
Je l’ai retrouvé mort ce matin, dans sa cabane, au fond du jardin et, malgré les larmes séchées sur ses joues, il avait l’air heureux. Ce sont des images de vous qu’il se repassait en boucle, celles où vous vous remémoriez son cours d’histoire du cinéma. Vous comprendrez qu’en sa mémoire, je me sois fait une obligation de vous en faire part.

Bien à vous,

Odette Remy.